À l’heure où l’impératif de la sécurité énergétique redynamise la transition vers l’énergie verte, nous nous penchons sur les défis qui nous attendent et soulignons les occasions que la transition énergétique pourrait offrir.
21 septembre 2023
Frédérique Carrier Première directrice générale et chef, Stratégies de placement - RBC Europe Limited
La série « Un monde fragmenté : risques et occasions à l’aube de la démondialisation » de RBC Gestion de patrimoine explore la tendance à la démondialisation et des ramifications de cette tendance pour les investisseurs, les économies et les marchés financiers.
La transition énergétique à l’échelle mondiale s’essouffle-t-elle ? À en juger par les gros titres, il est facile de conclure hâtivement que la démondialisation imminente menace l’élan vers les énergies propres. Après tout, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie – un symptôme de cette démondialisation – la production de combustibles fossiles a grimpé en flèche.
Nous croyons toutefois que cette situation cache une tendance sous-jacente plus importante encore. Bien que l’utilisation des combustibles fossiles ait connu un nouveau départ, la plupart des pays accélèrent aussi le déploiement des énergies propres ; en effet, les gouvernements fusionnent leurs programmes environnementaux et leurs politiques de sécurité énergétique.
Nous nous penchons sur l’ampleur du regain d’enthousiasme pour les technologies vertes et nous évaluons les défis qui menacent l’atteinte de l’objectif de la carboneutralité d’ici 2050. Nous recommandons aux investisseurs des façons de positionner leurs portefeuilles pour tirer parti des secteurs qui, selon nous, devraient profiter de l’importance accordée aux énergies propres.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a marqué le début d’un regain de popularité pour les combustibles fossiles ; le pétrole et le charbon en particulier ont connu un nouvel élan. Puisque l’offre énergétique de la Russie était menacée, et que les gouvernements d’Europe et d’Asie remuaient ciel et terre pour assurer l’approvisionnement énergétique pendant la saison hivernale 2022-2023, les forages pétroliers ont augmenté aux États‑Unis, au Royaume-Uni, dans le golfe Persique et, en particulier, en Amérique latine. La production mondiale a crû d’environ 1,7 million de barils par jour, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Cet organisme intergouvernemental s’attend à ce que la production mondiale augmente de près de six millions de barils par jour au cours des cinq prochaines années.
Le graphique à barres illustre l’augmentation de l’offre mondiale de pétrole en millions de barils par jour entre 2022 et 2028, et ventile les diverses sources régionales de cette augmentation. À l’échelle mondiale, l’augmentation de l’offre culminera en 2023 à deux millions de barils par jour. À compter de 2024, l’augmentation de la production quotidienne diminuera chaque année pour atteindre 0,6 million de barils par jour en 2028. C’est aux États-Unis que les plus fortes augmentations quotidiennes ont été enregistrées en 2022 et 2023. Pour 2024, le graphique montre que les pays qui ne sont pas membres de l’OPEP, en particulier en Amérique latine, contribueront grandement aux hausses. Jusqu’en 2028, moins du quart de l’augmentation de l’offre mondiale devrait être attribuable à l’OPEP+ ; cette année-là, elle devrait fournir plus de la moitié de l’offre additionnelle.
Nota : En supposant que l’Iran et la Russie restent sous le coup de sanctions occidentales. L’OPEP comprend 13 pays exportateurs de pétrole : l’Algérie, l’Angola, le Congo, la Guinée équatoriale, le Gabon, l’Iran, l’Irak, le Koweït, la Libye, le Nigéria, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Venezuela. L’OPEP+ comprend 23 pays, dont les pays membres de l’OPEP, ainsi que la Russie et d’autres grands producteurs comme l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Mexique et Oman. Les États-Unis ne sont pas membres de l’OPEP.
Source : Agence internationale de l’énergie, « Oil 2023 » (pétrole 2023)
Le charbon aussi a connu une renaissance. Les centrales électriques au charbon en Europe ont repris ou ont pu poursuivre leurs activités en raison de l’interruption par la Russie de ses approvisionnements en gaz vers le continent. Ce nouvel appétit représentait un revirement marqué pour le charbon, en déclin depuis 2014. En fait, l’AIE estime que la production mondiale de charbon a atteint un sommet de tous les temps en 2022, dépassant les huit milliards de tonnes pour la toute première fois.
Cet engouement apparemment renouvelé pour les combustibles fossiles ne s’est pas limité à la production. Comble de l’ironie, compte tenu des politiques en vigueur qui encouragent le recours à l’énergie verte, de nombreux gouvernements en Europe sont allés jusqu’à subventionner la consommation de combustibles polluants pour protéger leurs populations de la hausse accablante des coûts de l’énergie.
L’ampleur de l’inflation des prix de l’énergie a varié d’un pays à l’autre, selon plusieurs facteurs comme la composition des carburants, la fiscalité et les stratégies d’aide pour les factures d’énergie. Selon l’AIE, ce sont la Turquie et l’Europe qui ont été les plus durement touchées, étant donné qu’un quart des ménages ont souffert de la pauvreté énergétique (ils n’avaient pas les moyens de se payer les services énergétiques essentiels) au plus fort de la crise énergétique. Pour sa part, l’Amérique du Nord n’a pas été entièrement épargnée par l’inflation des prix de l’énergie.
Le graphique à barres illustre l’augmentation d’une année sur l’autre des prix de l’énergie dans certains pays. La Turquie a été la plus touchée : dans ce pays, les prix de l’énergie se sont envolés de 137 %. Ils ont bondi de 59 % au Royaume-Uni et de 39 % dans l’UE. Les hausses ont été plus modérées en Amérique du Nord, mais les prix ont quand même augmenté de 18 % et de 16 %, respectivement, aux États-Unis et au Canada. Les pays suivants figurent également dans le graphique : Pays-Bas, 100 % ; Italie, 71 % ; Irlande, 48 % ; Allemagne, 44 % ; Norvège, 29 % ; Chili et Suisse, 21 % ; France, 20 % et Mexique, 3 %.
Source : Agence internationale de l’énergie, « Energy Efficiency 2022 » (efficacité énergétique 2022) ; données en date d’octobre 2022
Pourtant, la hausse de la production et de la consommation de combustibles fossiles occulte une situation qui devrait retenir beaucoup plus l’attention : le regain de vigueur de la transition vers l’énergie renouvelable, étant donné que les gouvernements fusionnent leurs programmes environnementaux et leurs politiques de sécurité énergétique, qui ont pris une tournure plus urgente. Par conséquent, l’énergie renouvelable peut accroître l’autonomie énergétique, du fait que ces sources d’énergie sont principalement produites à l’échelle nationale.
Les données économiques liées aux énergies renouvelables se sont améliorées, ce qui favorise les gouvernements qui soutiennent la transition verte. Les nouvelles centrales solaires et les nouveaux parcs éoliens sont désormais plus rentables que les centrales à combustibles fossiles, même en tenant compte de l’augmentation des coûts des matières premières et des coûts d’emprunt occasionnée par la guerre entre la Russie et l’Ukraine.
Les gouvernements sont aussi intéressés par le potentiel de création d’emplois des projets d’énergie renouvelable. En mars 2022, une étude du Forum économique mondial prévoyait que la transition verte créerait un nombre net de 10,3 millions d’emplois dans le monde d’ici 2030, les gains les plus importants étant enregistrés dans l’efficacité électrique, la production d’énergie et le secteur automobile.
Le graphique linéaire illustre l’évolution du coût de l’énergie nivelé pour diverses technologies renouvelables et la fourchette de prix des combustibles fossiles de 2010 à 2021. Depuis 2010, les coûts nivelés de l’énergie éolienne en mer et terrestre ainsi que de l’énergie solaire et solaire à concentration ont nettement diminué. En 2020, tous sont en dessous de la limite supérieure de la fourchette de prix des combustibles fossiles. Les coûts nivelés de l’énergie solaire photovoltaïque et de l’énergie éolienne terrestre sont aussi en dessous de la limite inférieure de la fourchette de prix des combustibles fossiles.
Le coût de l’énergie nivelé estime le coût global d’un système par rapport à la quantité d’énergie qu’il fournira pour arriver à un coût par unité d’énergie produite.
Source : Agence internationale pour les énergies renouvelables, « Renewable Power Generation Costs in 2022 » (coûts de production d’énergie renouvelable en 2022)
Dans le sillage de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, la plupart des gouvernements ont relevé leurs objectifs de production d’énergie renouvelable et ont annoncé un soutien budgétaire considérable pour les atteindre.
Dans l’ensemble, l’AIE estime actuellement que les capacités d’énergie renouvelable à l’échelle mondiale sont 30 % supérieures à ce qu’elles étaient avant la guerre. L’agence prévoit que ces capacités augmenteront d’environ 75 %, ou de 2 400 gigawatts (GW) entre 2022 et 2027, soit une quantité équivalente à l’actuelle capacité installée de la Chine.
Aux États-Unis, la loi sur la réduction de l’inflation, promulguée par le président Joe Biden en août 2022, prévoit plus de 350 milliards de dollars de subventions pour les technologies vertes, ce qui devrait faire tripler la production d’énergie propre américaine, selon S&P Global Commodity Insights. D’ici 2030, 40 % de l’énergie du pays pourrait provenir de sources renouvelables, soit presque deux fois plus qu’aujourd’hui.
Pour sa part, la Commission européenne a affecté 250 milliards d’euros à des entreprises de technologies propres dans le cadre de son plan REPowerEU. Elle vise maintenant à doubler la capacité solaire installée du bloc d’ici 2025, soit cinq ans plus tôt que l’échéance précédente.
En 2021, dans le cadre de son 14e plan quinquennal, la Chine a annoncé pour la première fois l’objectif ambitieux de produire un tiers de son énergie à partir des sources renouvelables d’ici 2025.
Le Royaume-Uni, deuxième marché de l’éolien en mer au monde, a accéléré le rythme du déploiement de cette technologie et vise une capacité installée atteignant 50 GW d’ici 2030, comparativement à l’engagement précédent de 40 GW, entre autres mesures encourageant le recours aux énergies renouvelables.
Des signes de vitalité de la transition vers l’énergie propre ont été clairement visibles en 2022, notamment :
Malgré ces engagements renouvelés, la transition vers les sources d’énergie verte reste confrontée à des défis considérables et susceptibles de compromettre l’atteinte de la carboneutralité d’ici 2050.
L’un des problèmes les plus urgents est que les chaînes logistiques sont sous pression. À mesure que la demande de produits verts s’accélère, la demande de minerais critiques fait de même. L’augmentation des dépenses en matériel militaire, notamment en provenance des États-Unis, de l’UE et de la Chine, exacerbe ces problèmes, étant donné que ces matières premières sont essentielles à la fabrication et à l’entretien de systèmes et d’équipements d’armement. Aujourd’hui, pour la première fois depuis des décennies, ces trois régions, qui représentent ensemble près de la moitié du PIB mondial, rivalisent entre elles pour les mêmes réserves limitées de ressources.
Les fournisseurs de minerais et d’éléments critiques ont du mal à répondre à la demande. Les investissements ont été insuffisants pour répondre à l’explosion de la demande, tandis que l’accroissement de l’exploitation minière et du traitement représente un processus long et coûteux puisqu’il faut en moyenne dix ans pour qu’une mine soit mise en service.
Les tensions géopolitiques font aussi sentir leurs répercussions dans l’ensemble des chaînes logistiques. La Chine, qui domine les chaînes logistiques de la plupart des métaux et des minerais nécessaires à la transition énergétique, a récemment interdit l’exportation de germanium et de gallium. Ces deux métaux de spécialité sont utilisés pour la fabrication d’appareils électroniques et de technologies vertes, et ces restrictions représentent des mesures de représailles envers les embargos des pays occidentaux sur les logiciels et le matériel de fabrication de puces. Compte tenu du risque d’escalade des tensions, il convient de surveiller de près ce genre de mesures de représailles.
Le secteur des sociétés, qui cherche à construire des chaînes logistiques plus résilientes, fait preuve d’innovation. Ainsi, les constructeurs de véhicules électriques ont de plus en plus recours à des accords de développement conjoints. Tesla négocie désormais des contrats d’approvisionnement directement avec les mines, et General Motors prévoit d’investir 650 millions de dollars dans la société minière Lithium Americas pour la mise en valeur d’une mine au Nevada.
De telles collaborations pourraient procurer aux constructeurs automobiles un meilleur contrôle des approvisionnements et des coûts de la chaîne de valeur des VE. L’intégration verticale revêt une importance croissante pour les constructeurs automobiles, qui cherchent à s’approvisionner à moindre coût en matières premières pour la fabrication de batteries. Nous pensons que cette stratégie deviendra plus courante dans les années à venir et qu’elle pourrait se propager à d’autres secteurs.
Autre problème épineux pour les pays : les réseaux électriques archaïques peinent à suivre l’appétit croissant pour l’énergie propre. Les réseaux du monde entier doivent être modernisés et élargis pour intégrer les sources d’énergie renouvelable. Néanmoins, certains projets de production et de stockage d’énergie renouvelable sont confrontés à d’importants délais. Par exemple, il pourrait s’écouler quelques années avant que des projets dans certains États américains puissent se connecter au réseau, et les délais pourraient atteindre 15 ans au Royaume-Uni. Selon les calculs de BloombergNEF, une société de recherches sur les marchandises, 80 millions de kilomètres de nouveaux réseaux seront nécessaires d’ici 2050, soit l’équivalent du réseau mondial actuel.
Jusqu’à présent, l’expansion et la modernisation du réseau n’ont pas représenté une priorité pour les gouvernements, mais ceux-ci se rendent compte que le manque d’investissement dans le réseau pourrait mettre en péril leurs cibles d’énergie renouvelable. La mise en place des lignes de transmission le long des autoroutes, des chemins de fer ou des pipelines, où l’octroi d’autorisation de projets est plus probable, pourrait être un moyen d’accélérer le processus.
Enfin, la hausse des coûts représente un autre obstacle à la transition vers les sources d’énergie verte. La pandémie de COVID-19 et d’autres perturbations des chaînes logistiques ont rendu plus coûteuses de nombreuses matières premières, comme l’aluminium, le cuivre et l’acier. Les prix de nombreux intrants ont chuté, mais la hausse des taux d’intérêt au cours des 18 derniers mois a fait grimper le coût de financement des projets, un problème particulièrement grave pour les parcs solaires ou éoliens, qui nécessitent plus de capitaux initiaux que les centrales électriques traditionnelles. Par ailleurs, la forte augmentation des coûts de la main-d’œuvre est un autre casse-tête.
Dans les cas extrêmes, la flambée des coûts fait des ravages et certains projets sont abandonnés. Récemment, le géant suédois de l’énergie Vattenfall a suspendu les travaux pour un parc éolien en mer de 1,4 GW au Royaume-Uni en raison d’une augmentation de 40 % des coûts. La société a obtenu un contrat du gouvernement britannique pour la construction de 140 turbines destinées à fournir de l’énergie à 1,5 million de foyers moyennant des prix d’électricité bloqués et peu élevés. Mais à la suite de la forte augmentation des coûts, Vattenfall n’est pas parvenue à obtenir des allègements fiscaux du gouvernement et a par la suite interrompu le projet : les négociations se poursuivent.
La hausse des coûts d’emprunt a aussi des répercussions sur la demande des consommateurs aux États-Unis, malgré les préoccupations grandissantes concernant la fiabilité du réseau électrique, compte tenu des difficultés de composer avec des vagues de chaleur extrême. Ce tassement de la demande a récemment amené de nombreux fabricants américains de produits d’alimentation électrique d’urgence et de panneaux solaires à réviser à la baisse leurs prévisions de chiffre d’affaires pour 2023.
Lorsqu’on envisage des façons d’investir dans ce thème, les fabricants de matériel lié à l’énergie renouvelable viennent à l’esprit. Mais compte tenu des obstacles auxquels ils sont confrontés, ainsi que de la vive concurrence que pourraient provoquer les subventions généreuses attirant de nouveaux joueurs, nous croyons que les investisseurs auraient intérêt à rechercher un ensemble plus large d’occasions de placement, notamment :
Le choix du bon moment et la sélection des titres nous semblent toutefois essentiels. Les cours des titres des sociétés de la plupart de ces secteurs sont très cycliques et pourraient fluctuer fortement si les craintes d’une récession aux États-Unis s’intensifiaient.
En raison de la convergence des politiques de sécurité énergétique des pays et de leurs programmes environnementaux, la transition énergétique a repris de la vigueur. Les décideurs établissent des objectifs plus ambitieux pour les technologies vertes et apportent un soutien financier important.
Des défis considérables menacent cependant la transition verte. L’approvisionnement en minerais critiques, en particulier en cuivre, pourrait bien représenter le baromètre de la rapidité à laquelle s’effectue la transition énergétique. Les réseaux archaïques et la hausse des coûts d’emprunt viennent exacerber les défis. La date butoir pour l’atteinte de la carboneutralité, d’ici 2050, pourrait bien être repoussée quelque peu, procurant un peu plus de répit aux combustibles fossiles.
Néanmoins, en raison de l’importance accrue accordée à la sécurité énergétique et à la transition vers l’énergie propre, certaines sociétés se trouveront dans une position avantageuse, mais compte tenu des défis à venir, nous sommes d’avis que les investisseurs devront faire preuve de discernement.
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